Ami humain, choisis ta voie

Prophezine, les enfants de Moryagorn

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Prophezine #5

Autour de Kor

Le jugement de Szyl

" Les lois et la justice ne peuvent être universelles en ce sens qu'elles ne sont que le reflet des valeurs communes d'un nombre réduit de personnes. Il fut toutefois décidé de les instaurer à partir des us et coutumes d'un groupe, certes important, et de les imposer à tous, ce qui en fait par définition une forme de tyrannie. Il m'apparaît qu'il y a finalement moins à redire sur l'homme qui se rend lui-même justice et vit par ses propres lois, s'il le fait en restant fidèle à ses valeurs... " Kalimshaar discourant devant l'assemblée des nobles de Nadjar

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La jeune fille essuya d'un geste las la sueur qui perlait sur son front, et qui semblait prendre un malin plaisir à lui couler dans les yeux et à l'aveugler. Le soleil lui brûlait le dos et faisait régner sur le pas de tir une chaleur accablante. Sa tunique collait sur sa peau humide, ses mains étaient atrocement moites malgré la terre rouge et sèche avec laquelle elle les frottait sans cesse, et ses doigts meurtris par la corde commençaient à la faire souffrir.

Elle arracha une nouvelle flèche plantée à ses pieds dans le sol, l'encocha et banda son arc d'un geste vif. Un éclair de douleur fulgurant lui fit lâcher la corde et sa flèche vola haut dans le ciel. Le bâton s'était abattu sur ses doigts si fort qu'elle les crut un instant brisés, mais l'homme avait parfaitement mesuré la puissance du coup...

La voix autoritaire du vieux voyageur emplit la jeune fille de crainte et de honte. Sous les yeux de tous ses camarades qui avaient interrompu leur exercice et surtout sous le regard dur et gris comme l'acier du vieil homme, Zina sentit sa gorge se serrer et son ventre se nouer. Baissant la tête pour fuir ce regard et cacher ses larmes naissantes, elle s'entendit répondre, sans savoir comment elle en avait trouvé la force :

Elle tenta de réprimer les sanglots qui brisaient sa voix, mais pour une jeune fille de onze ans, même avec une forte tête comme Zina, Maître Selan pouvait être d'une autorité terrifiante.

Le vieil homme en avait parfaitement conscience. C'est pourquoi il reprit d'une voix calme et forte à l'attention de ses élèves :

Comme un seul homme, tous reprirent l'exercice, tous sauf Zina qui attendait la sentence, la tête toujours baissée. Selan esquissa un sourire. La jeune fille était douée. Elle avait tout ce qu'il fallait pour devenir un jour une voyageuse accomplie, mais elle n'en était hélas que trop consciente. Pourtant, elle avait énormément à apprendre, et il était urgent qu'elle le comprenne. Oh, il ne connaissait que trop bien le problème. Selan avait été l'élève le plus indiscipliné qu'ait jamais eu son maître s'il fallait en croire celui-ci...

Zina leva un regard incrédule vers le vieux voyageur. Elle ne pouvait croire les paroles qu'il venait de prononcer, mais rien dans le visage dur et buriné de celui-ci ne contredisait leur sérieux. Elle sentit la peur naître au creux de son ventre et commencer à l'envahir. Une sueur glacée se mit à couler le long de son dos. Toucher la cible, elle le pouvait sans mal, alors que la plupart de ses camarades n'y parvenaient que quelquefois. Mais elle avait beau être la meilleure du groupe, le centre, elle ne l'atteignait que rarement, et plus par chance qu'autre chose ! Mais si elle ne le touchait pas cette fois, c'en était fini. Plus de leçons, et surtout, plus d'avenir. Elle le savait, maître Selan ne menaçait pas en l'air. Qu'elle échoue et jamais elle ne serait voyageuse...

Sous les yeux de Selan, toute couleur venait de quitter le visage de la jeune fille alors qu'elle réalisait les conséquences de ses paroles. La peur accomplissait son travail de sape. Déjà ses mains commençaient à trembler.

Zina ne put retenir de nouvelles larmes. Elle aurait voulu crier :

Mais elle savait ce que cela signifierait. Il la chasserait sur le champ. Elle qui était habituellement si douée pour attendrir les adultes et les plier à ses caprices, elle était ici face à quelqu'un sur qui elle n'avait aucun pouvoir. Nulle compassion dans ces yeux perçants cernés de profondes rides, nulle tendresse, et nul espoir qu'il ne revienne sur sa décision. Mais dans ces mêmes yeux ne brillait pas non plus la moindre méchanceté, ni la moindre volonté de la punir, juste de la détermination, et une tranquille certitude. Elle se rappela alors les paroles de son père : Maître Selan était un des meilleurs voyageurs de Havre, et c'était une grande chance de l'avoir comme professeur, même pour quelques leçons, même si c'était un autre qui deviendrait un jour son maître et l'emmènerait parcourir les routes... Peut-être...

Cours de Selan

Zina avait toujours vécu avec l'intime conviction qu'elle serait voyageuse comme son père avant elle. Dans tous ses rêves, dans tous ses jeux, elle parcourait les régions les plus lointaines de Kor, traversant les montagnes de Kar, conduisant les caravanes au coeur de la forêt mère, affrontant les monstres jaillis de la forêt de Solor, contant dans les tavernes les dernières histoires des régions traversées les semaines précédentes ! La soudaine remise en cause de cet avenir radieux l'avait rudement ébranlée, mais elle savait aussi que maître Selan n'agissait pas ainsi par méchanceté, car c'était un homme bon et son professeur ! Alors s'il lui demandait de mettre cette flèche au coeur de la cible, c'était peut-être parce que... parce qu'elle pouvait le faire !

Selan lisait dans les yeux de la jeune fille le cheminement de ses pensées. Et c'est presque simultanément qu'ils hochèrent tous deux la tête. Alors que Zina se penchait pour frotter ses mains moites dans la terre, il passa derrière elle et mit avec difficulté un genou à terre.

Les autres élèves avaient suivi la conversation, tous s'étaient arrêtés et regardaient désormais leur jeune amie, retenant leur souffle. Mais Zina n'en avait plus conscience. Son univers s'arrêtait à son arc et à sa flèche, à la cible, et à la voix chaude qui guidait ses gestes. Jamais elle n'avait connu pareil sentiment. Son corps n'obéissait plus qu'aux instructions de son maître, corrigeant de lui-même chaque position, chaque geste. Elle se découvrait capable d'une concentration qu'elle n'avait jamais soupçonnée.

Dans l'esprit de Zina, la flèche ne pouvait plus que voler vers le coeur de la cible. Elle eut une pensée pour Szyl, espérant que le Grand Dragon lui accorde un regard bienveillant, puis sans même s'en rendre compte, elle inspira profondément, ouvrit les yeux, ramena sa flèche dans l'exacte position de tir que maître Selan venait de lui montrer, puis ses doigts laissèrent filer la corde avec douceur. La flèche fila l'espace d'une seconde et finit violemment sa course dans la paille de la cible. Zina fut presque surprise et déçue que celle-ci ne se plante qu'à un pouce du cercle central et non en plein coeur de celui-ci. Mais elle entendit alors les cris de joie de ses amis et maître Selan souriait lorsqu'elle se tourna vers lui... alors elle l'imita.

Zina sourit. Selan avait mis dans sa voix juste ce qu'il fallait pour couper court à ses plaintes mais elle restait empreinte de gentillesse et de bienveillance, et même de fierté... Puis après avoir failli ne plus être voyageuse, qu'étaient quelques coups de balais. Elle prit une nouvelle flèche dans le sol et tenta de retrouver la bonne position, se remémorant chaque parole de son professeur.

Selan se dirigea vers son siège, donnant au passage quelques conseils à chacun des jeunes novices. Il soupira d'aise en s'asseyant enfin dans son vieux fauteuil installé à l'ombre d'un auvent de toile. Assis à même le sol en tailleur à côté de lui se trouvait Eskyel, son petit fils. Tous deux regardèrent Zina lâcher sa première flèche, qui se planta juste à l'extérieur du cercle central. Les épaules de la jeune fille s'affaissèrent un court instant, mais elle se reprit et sans un regard vers le vieux voyageur, elle encocha une autre flèche. Eskyel et Selan échangèrent un regard amusé.

Eskyel prit un air contrarié. Oui, bien sûr qu'il tirait mieux qu'eux. Son grand-père lui avait appris à manier un arc dès qu'il avait su se tenir debout. Et tout le monde le disait naturellement doué. Malgré son jeune âge, Eskyel pouvait déjà moucher un oiseau en vol à plus de vingt pas.

Cette fois, Eskyel rougit pour de bon. Ce qu'il y avait d'agaçant avec son grand-père, c'était sa capacité à toujours deviner vos intentions... Il fallait d'urgence détourner la conversation !

Oui, Eskyel savait déjà très bien que si son grand-père devait un jour le former pour la caste, il n'aurait vraiment aucun traitement de faveur...

Oui... Selan voyait très bien ce dont son petit-fils voulait parler. Bien des fois, il avait eu à annoncer à de jeunes gens la fin de leurs rêves et de leurs espoirs, à leur dire qu'ils n'avaient pas ce qu'il fallait pour devenir citoyen, et à voir dans leurs yeux la honte, l'anéantissement, la fin de cette vie qu'ils s'étaient imaginée.

C'était une terrible épreuve, tant pour le maître que pour l'élève, surtout lorsqu'ils avaient arpenté ensembles des jours durant les chemins de Kor. Car l'apprentissage du voyage ne permettait pas la distance. Elle entraînait une communion, une intimité inévitable. Il s'instaurait très vite une confiance absolue de l'élève envers son guide. Alors pour remplir les longues heures de voyage, et pour faire un juste équilibre dans la conversation - le maître prodiguant sans cesse conseils, leçons et anecdotes - les jeunes gens rapidement s'ouvraient et racontaient leur vie, leurs histoires, leurs expériences parfois les plus intimes et leurs espoirs. Si bien qu'au retour, ce n'était plus à l'échec d'un élève qu'il fallait faire face mais à celui d'un ami.

C'était une des raisons pour lesquelles, même si chaque voyageur pouvait partager son savoir ou en conseiller un autre, quel que soit son âge ou son statut, la caste ne permettait qu'aux plus expérimentés de former les novices. Il fallait une absolue conviction d'agir au mieux pour les intérêts de chacun et une sacrée dose de courage pour pouvoir regarder dans les yeux ce jeune compagnon, qui avait mis en vous toute sa confiance, et lui annoncer que jamais il ne serait citoyen...

Le jeune garçon regarda son grand-père en hochant doucement la tête en signe d'assentiment. Et Selan lu dans ses yeux cette gravité qui chaque fois le surprenait. Son petit-fils, il le savait, n'était déjà plus un enfant. Même s'il avait encore la gaieté et les joies simples de son âge, il en avait déjà perdu une grande partie de l'innocence. Eskyel mûrissait vite, comprenant le monde chaque jour davantage avec une acuité qui ne pouvait que surprendre.

Eskyel esquissa une légère grimace avant de sourire gaiement ; la joie de son grand-père étant par trop communicative.

Selan regarda partir son petit-fils avec un large sourire. Il était tellement fier de lui qu'il en éprouvait une certaine vanité. C'était SON petit-fils et le voir grandir était aujourd'hui la plus grande joie de son existence. Surtout qu'il avait à peine vu grandir son propre fils...


Le soleil déclinait doucement sur l'horizon et la petite troupe rentrait tranquillement à Havre où la tour de l'Ouest brillait de mille couleurs chatoyantes, magnifiant les couleurs orangées du soir. Criant et riant, les enfants se racontaient et mimaient leurs exploits de la journée. Les dominant du haut de sa monture, Selan goûtait tranquillement à la fin de cette journée, une bonne journée !

Il se laissait bercer par le brouhaha joyeux de ses jeunes élèves, son esprit vagabondant de ci de là. Il pensait à Eskyel resté en arrière pour nettoyer le champs de tir avec sa jeune amie, ce sale garnement ayant osé mettre trois flèches hors de la cible, avec son air faussement dépité ; il pensait au bon repas qu'aurait préparé Assia, sa bru avec les fruits exotiques de Temeth achetés ce matin du marché, qu'elle accompagnerait de viandes et d'herbes, qu'elle mariait à merveille. Le jour du Vent était toujours à la maison l'occasion d'un repas de fête, une tradition courante dans les familles de Havre. On invitait quelques amis à s'asseoir à la table, le plus souvent des voyageurs de passage dans la cité du Dragon, et on parlait jusque tard dans la nuit.

Selan remarqua alors un cavalier qui forçait sa monture à un train d'enfer dans leur direction. De son expérience, c'était rarement signe de bonnes nouvelles. L'homme avait le soleil dans le dos et n'était qu'une ombre anonyme sur l'horizon, mais Selan pouvait lire les intentions d'un homme dans sa course et sa posture. Celui-ci n'était pas hostile, juste sacrément pressé, et sacrément rapide ! Selan le reconnut bien avant que son visage ne soit visible. Peu d'hommes montaient comme Brynden. Il savait tirer le meilleur de sa monture et ne semblait faire qu'un avec elle. C'était un fantastique messager, et comme bon nombre d'hommes et de femmes qui parcouraient les routes de Kor, un de ses anciens élèves.

L'homme arrêta sa monture dans un nuage de poussière qui fit tousser et pleurer plus d'un enfant. Brynden était d'un naturel calme et prévenant, et si son visage demeurait impassible, ce geste trahissait chez lui la gravité de la situation...

Le ton était aussi grave qu'il l'avait pressenti, mais Selan demeura immobile. Avec l'expérience, ils avaient acquis certaines certitudes sur l'enseignement. Malgré leur âge, les jeunes gens qui l'entouraient ne devaient plus être considérés comme des enfants. Tous étaient désormais des voyageurs en devenir jusqu'à preuve du contraire, ils étaient membres de la caste et c'était une erreur et un manque de confiance de les tenir à l'écart des discussions. Il y avait peu de choses qu'ils ne pouvaient entendre... Le regard de l'homme alla plusieurs fois du vieux voyageur aux jeunes gens. D'un hochement de tête il marqua sa compréhension mais il chercha néanmoins un instant ses mots.

Selan n'aurait pas davantage accusé le coup si on l'avait frappé avec une masse. Maurore... La simple évocation de la cité lui noua la gorge. Les souvenirs affluèrent en vagues furieuses, comme celles que provoquait la Mère des Océans dans ses colères les plus noires. Le sang battait violemment ses tempes, et il remarqua alors seulement le regard de Brynden. Le regard d'un homme dominant sa colère, usant d'elle, s'en nourrissant pour aiguiser ses sens et sublimer ses actes. C'était chose courante chez les disciples de Kroryn mais bien plus rare chez les voyageurs. Mais Brynden avait ce pouvoir, et cette rage. Poussé à bout, cet homme calme et mesuré pouvait être particulièrement dangereux. Selan le savait, tout comme il savait déjà que ce soir, il ne pourrait le laisser seul.

La voix joyeuse et aiguë d'un enfant brisa brusquement le cours de ses sombres pensées.

Le vieux voyageur fut pris au dépourvu, et pour la première fois depuis des années, il balbutia :

Devant les regards surpris de ses élèves, il retrouva immédiatement sa contenance, et portés par la voix douce du conteur, les mots se mirent à jaillir d'eux mêmes :

Marquant une pause, Selan tourna son regard vers Brynden dont le visage semblait ne jamais devoir cesser de se durcir. Et c'est d'une voix d'outre-tombe qu'il reprit sans quitter des yeux son ami :

Jamais les enfants n'avaient entendu leur maître parler ainsi, même lorsqu'il leur racontait les histoires les plus effrayantes le soir à la veillée. Le timbre de sa voix, ses paroles, leur avaient donné la chair de poule. Ils n'avaient plus aucune envie de connaître Maurore, plus aucune envie de poser des questions. Ils souhaitaient juste que tout redevienne comme avant, mais aucun n'osait interrompre l'horrible silence qui venait de s'instaurer. Ils attendaient, profondément mal à l'aise...

Selan se tourna enfin vers eux et leur sourit chaleureusement, et ce sourire suffit à les réconforter. Et comme si l'instant d'avant n'avait jamais existé, il adopta sa voix la plus enjouée pour s'adresser ses élèves :

Les enfants partirent en courant dans un concert de cris joyeux, faisant dans leur course plus de bruit qu'un troupeau de snerirrs. Le sourire mourut alors sur le visage de Selan, qui redevint dur et sérieux, comme l'était celui de Brynden. Ce dernier regardait partir les enfants. Ses traits étaient figés lorsqu'il prit la parole d'une voix douce bien qu'amère :

Brynden hocha légèrement la tête. Sa bouche esquissa la forme d'un merci qui ne franchit pas la barrière de ses lèvres...


Selan regardait le soleil grandir sur les collines de Rhyope. Il se leva et fit quelques pas pour tenter de redonner quelque vigueur à ses jambes courbaturées. Brynden était assis à côté de lui, ses yeux fixant intensément la route de Havre. Aucun d'eux n'avait fermé l'oeil de la nuit. Ils avaient d'abord longuement parlé, des heures durant, puis le silence s'était naturellement instauré, un silence que rien n'avait troublé jusqu'à maintenant. Selan se sentait brisé, mais Brynden était un roc insensible à la fatigue. Il ne bougeait que par habitude, changeant régulièrement de position pour éviter que son corps ne s'ankylose, sans le moindre bruit, comme tout guetteur entraîné. Et ses yeux n'avaient pas quitté la Route Dorée depuis des heures.

Selan eut un sourire sardonique :

Brynden ne répondit pas. Son visage était un masque de pierre. L'attente reprit, interminable... Selan fit quelques pas balayant du regard les alentours. Ils s'étaient installés au sommet de la colline de Lyam. Ce dernier, d'après la légende, se tenait ici lorsqu'il aperçut le premier le repaire de Szyl, en cette époque lointaine où les hommes parcouraient le monde dans l'espoir de retrouver les Grands Dragons. On y jouissait d'une vue parfaite sur Havre et les vastes plaines alentours, ainsi que sur les doux reliefs couverts d'épaisses forêts des collines de Rhyope qui s'étendaient à l'Est.

Le soleil était maintenant à moitié visible et dardait Havre de ses premiers rayons, en chassant les brumes matinales. Quelques dragons du vent, silhouettes d'une grâce infinie, venaient de prendre leur envol pour une joute silencieuse dans les riches couleurs de l'aube. Brynden plissa soudain les paupières.

Selan regarda à son tour. Il vit la poussière sur la piste qui trahissait la présence de voyageurs, mais ses yeux n'avaient plus leur acuité d'antan. Il devinait à peine les silhouettes des hommes et de leurs montures.

Brynden s'était levé. Il sortit doucement son arc, et en fit jouer la corde à plusieurs reprises pour vérifier sa bonne tension. Un geste bien peu nécessaire. L'objet était une merveille. Ses parties de bois avaient été choisies dans les essences les plus résistantes de la Forêt Mêre, et ne présentaient pas le moindre défaut, bille, ou fissure. Comme les tendons, ils avaient été l'objet de trempages dans des décoctions secrètes, puis d'une taille et d'un assemblage d'une minutie digne des plus grands artisans de Kor. D'une courbure réduite, cet arc composite demandait une force considérable pour être manié, mais sa puissance et sa précision étaient phénoménales.

Brynden désigna simplement du doigt le petit monticule de pierres situé le long de la Route Dorée, qui en marquait la dernière lieue. Les cavaliers avaient déjà parcouru les deux tiers de cette distance. Ils y seraient très bientôt...

Brynden fit face à Selan, se détournant comme à regret du petit groupe qui descendait la route. Dans ses yeux brillait une rage inextinguible qui contrastait avec le calme de ses mouvements. Sa voix cependant témoignait de la même colère :

Selan plongea son regard dans celui de Brynden. Il y vit la fureur et la rage gronder telles les eaux tumultueuses d'un torrent déchaîné, un torrent qu'il ne pourrait apaiser, ni détourner, il le savait. Quant à lui rappeler ce que les lois disaient du fait de tourner son arc contre un autre homme, autant prêcher un corrompu... Mais Brynden était un homme de parole...

Selan avait le coeur serré. Il se sentait si impuissant qu'il en aurait pleuré. Il regardait son ami s'avancer sur un funeste et terrible chemin, et il savait qu'il ne pouvait rien faire pour l'en détourner. Bien des années auparavant, peut-être à sa place aurait-il agit de la même façon d'ailleurs, mais plus aujourd'hui. Aujourd'hui, il savait que la vengeance ne refermait aucune plaie, que seule la proximité des siens pouvait apaiser les vieilles blessures. Puis, il y avait Eskyel, et les autres enfants. Comment pourrait il décemment continuer à leur parler de morale et justice s'il vivait en les ignorant ?

Selan fit un pas en arrière, et le visage de Brynden sembla se refermer encore davantage.

Au fond des yeux de Brynden brillait un éclat sauvage.

Il se retourna et s'avança au bord de la pente. Les cavaliers seraient dans un instant au lieu désigné. Le voyageur prit une des flèches, en vérifia l'équilibre et l'empennage. Puis il l'encocha doucement.

Selan avait fermé les yeux un instant, secouant doucement sa tête baissée. Puis il se redressa et rejoignit son ancien élève et ami. Il adressa une prière à Szyl. Il ne savait s'il valait mieux que vive ou meure cet homme dont il distinguait difficilement la silhouette. Alors, il implora le Grand dragon du Vent de faire le meilleur choix.

Les cavaliers atteignirent le monticule de pierres, qu'ils passèrent tranquillement, inconscients de l'invisible frontière qu'ils venaient de franchir. Brynden laissa filer sa flèche qui s'envola en une courbe parfaite dans le ciel orangé où dansaient les dragons...


Corwen éclata d'un grand rire sonore.

L'homme était un colosse tout de cuivres et de rouges. Dépassant les six pieds et demi, il dominait le monde d'une bonne tête, tête qu'ornait une crinière fauve laissée pour moitié à l'état sauvage et pour l'autre tressée en nattes parées de perles carmines. Portant une cotte de mailles au surcot écarlate, nul n'eut pu l'ignorer, même dans la cohue des rues de Maurore. Jeune, Corwen n'était que muscles issus d'un rêve de pucelle, et doué de la force d'un taureau, comme en témoignait la lourde épée bâtarde toujours ceinte à son épaule. Avec le temps, sa voracité et sa sensualité lui avaient conféré une ampleur titanesque, mais nul homme ne se serait risqué à le juger empâté tant il déployait d'énergie dans le plus anodin de ses gestes. Bien qu'ayant dépassé la quarantaine, l'homme restait une force de la nature que beaucoup considéraient comme l'image même de ce que devait être un serviteur de Kroryn !

Le combattant qui chevauchait à sa gauche n'avait que deux pouces de moins, mais il semblait occuper seulement le tiers de l'espace nécessaire à son compagnon. D'une musculature noueuse et les traits coupés à la serpe, ses mouvements étaient vifs et précis. Sa tenue de cuir noire le rendait presque austère comparé à son flamboyant compère. Et de fait, sans leurs yeux verts et leur chevelure rousse, rien n'aurait pu permettre d'affirmer qu'ils soient frères. Caldric était né d'une autre mère, celle de Corwen n'ayant pas survécu à la naissance de l'enfant qui s'était frayé un chemin vers le monde en lui brisant les hanches. Mais malgré leur différence d'âge et de tempérament, les deux hommes étaient inséparables, et Caldric riait, le coeur léger, goûtant pleinement leur joyeuse chevauchée matinale dans ces vastes plaines.

Toute la petite troupe partit d'un rire franc, Corwen le premier.

Cavalier

L'homme partit dans un rire volcanique auquel se joignirent tous ses compagnons. Soudain, ce rire qui emplissait la plaine s'interrompit en un abominable hoquet. Caldric se tourna vers son frère en riant encore, mais son sourire mourut aussitôt qu'il vit la flèche figée dans son crâne, moins d'un doigt derrière l'orbite vide dont l'oeil avait été expulsé par la violence de l'impact. D'instinct il tourna son cheval et son regard dans la direction d'où pointait la flèche. Ebloui par le soleil, il mit un instant pour distinguer en haut de la colline deux minuscules silhouettes. Si l'une d'elles n'avait eu un arc à la main, il les aurait juré trop lointaines pour être à l'origine de ce trait meurtrier. Bâtards d'archers !

La rage au ventre, il jeta un dernier regard vers son frère tout en éperonnant sauvagement sa monture et en hurlant son nom et celui de Kroryn. Il savait que Corwen était déjà mort mais il le regarda néanmoins s'effondrer sur son cheval, lui adressant entre ses dents serrées une promesse et ses adieux. Ses compagnons faisaient maintenant écho à sa colère et à ses cris ! Il hurla de nouveau en dégageant sa hache lorsque le monde s'effondra sous lui.

Touchée en pleine poitrine, sa monture bascula en avant dans un fracas épouvantable. Caldric tenta de se jeter hors de selle mais son pied gauche refusa de vider l'étrier. Le sol vint à sa rencontre en un choc atroce, qui lui coupa le souffle et brisa son épaule et son bras, juste avant que sa monture ne s'écrase sur lui, détruisant ses jambes et ses hanches. Il sentit ses os se briser en esquilles qui creusèrent leur chemin dans ses chairs et ses couilles sous le poids de son lourd destrier. Il lui fallu l'endurance d'une vie de guerrier pour rester conscient, et les réflexes que confèrent mille combats pour sauver son existence, ôtant sa tête à l'ultime seconde de l'endroit ou s'abattait le sabot furieux de la monture d'un de ses camarades. Il ne put cependant, coincé sous son cheval, éviter celui qui frappa son ventre, broyant plusieurs côtes et faisant éclater ses tripes.

Caldric aurait voulu frapper, tuer, hurler de rage et de douleur, mais il ne réussit qu'à cracher le sang qui emplissait sa bouche et sa poitrine. Il sentit la folie l'envahir. Son corps était en feu, la fureur et le sang bouillaient en lui, faisant basculer son esprit dans un gouffre béant. Soudain, son monde se peint de rouge et de feu... littéralement.

L'homme penché sur lui hurlait en pure perte ; il n'entendait que le sang qui battait furieusement à ses oreilles. Il ignorait que ses autres compagnons s'étaient déjà séparés en deux groupes, deux d'entres eux partant quérir l'aide d'un prodige à Havre, les autres chargeant furieusement sur la colline afin de venger leurs camarades lâchement abattus. Il ignorait également qu'il survivrait à cette journée, même si plus jamais il ne serait le même homme. Kroryn venait de le marquer d'une empreinte indélébile, d'une soif inextinguible de vengeance et de sang.


Selan regardait les hommes venir à leur rencontre, incapable de bouger, encore sous le choc de la terrible scène à laquelle il venait d'assister. Comme dans un rêve, il avait regardé le tir parfait de Brynden atteindre sa cible. Puis, il avait regardé son ami encocher une nouvelle flèche, et sans même réagir, l'avait vu abattre le compagnon de l'homme qu'il venait d'assassiner. Lorsque enfin il réussit à recouvrer ses esprits et à se tourner vers Brynden, il ne prononça qu'un seul mot :

Dans les yeux de Brynden brûlait une joie enragée :

Brynden avait prononcé ces derniers mots avec la voix d'un homme qui n'attend plus rien de sa vie, parce qu'il a renoncé à tout, qu'il a tout trahi pour un ultime geste, et que celui-ci est accompli... Selan se sentait partagé entre la colère, l'impuissance, et une infinie tristesse. Il jeta un oeil sur les hommes qui venaient à leur rencontre. Ils approchaient rapidement...

Selan savait qu'il disait vrai. Rien sur cette terre ne filait plus vite que leurs montures, surtout entre les mains de bons cavaliers. Fins et racés, ces chevaux bénis par Szyl avalaient les lieux comme s'ils galopaient sur l'air. Seuls les messagers avaient coutume de les monter. Jamais leurs poursuivants ne pourraient les rattraper...

Il se hissa sur son cheval qui piaffait d'impatience.

Mais il savait déjà que rien de ce qu'il pourrait dire ne changerait les choses, que plus rien ne pourrait désormais infléchir la course du destin que Brynden s'était tracé : la vengeance, la mort, et les pleurs. Selan repensa à ses élèves, à son petit-fils. C'était bien à eux seuls qu'il pouvait encore dispenser ses leçons en les sachant utiles, et espérer guider leurs pas sur des pistes joyeuses et des chemins honorables.

Alors qu'ils lançaient leurs chevaux dans une course folle, dévalant la colline telle une flèche, un vent furieux soufflant à leurs oreilles, Selan ne pensait plus à ses poursuivants, ni aux tristes événements de Maurore qui avaient occupé son esprit toute la nuit, ni même à Brynden et aux jours sombres qui viendraient pour lui, il ne pensait qu'aux enfants...

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Bruno © Prophezine 2006

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