Prophezine #4
Autour de Kor
Les héritiers de Yhunn
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Confortablement installé dans son vieux siège disposé devant l'entrée de sa tente, Selan bourrait consciencieusement de tabac brun sa fidèle pipe d'écume, un tabac rare aux effluves parfumées que lui avait récemment offert Rijad au retour d'un de ses voyages au Royaume des fleurs.
Rijad avait fait bien du chemin depuis l'époque où, comme bien d'autres, il avait partagé pendant quelques cycles la vie et les voyages de Selan, apprenant les secrets du voyage jusqu'à pouvoir arpenter seul la terre des dragons. Le vieil homme se rappelait encore aujourd'hui parfaitement le jour où il lui avait offert le premier passant à mettre à son foulard, foulard qui en comptait aujourd'hui trois, à la fierté de son ancien mentor.
Enfin satisfait, Selan alluma sa pipe puis en tira quelques bouffées délicieusement âcres, avant de se laisser aller à détendre tous ses vieux muscles. Ce tabac était décidément excellent.
Penchant la tête en arrière, il se surprit à être presque ébloui malgré ses yeux fermés par l'intense soleil qui brillait au milieu d'un ciel sans nuage. C'était le plein été et les habitants du duché d'Arvendell devaient souffrir depuis plusieurs jours d'une écrasante chaleur. Mais le dragon des Vents veillait sur les siens, et sur Havre soufflait comme à l'accoutumé une petite brise qui protégeait ses habitants de la canicule et avait même incité le vieux voyageur à rabattre le auvent de sa tente, disposant ainsi son siège en plein soleil pour réchauffer ses muscles endoloris...
Portant de nouveau sa pipe à sa bouche avec un soupçon de plaisir anticipé, Selan reporta son attention sur l'activité intense qui régnait devant lui. Un nouveau quartier mouvant était en train de naître à quelques pas de la tente familiale. Dans ce qui semblait un indescriptible chaos, une caravane s'installait, remplaçant celle qui, partie hier, avait laissé un vaste espace libre au coeur de la cité des vents. Petits et grands, tous s'activaient dans un nuage de poussière, qui à monter les tentes, qui à mener les bêtes aux enclos, qui à dresser l'inventaire des marchandises à vendre, qui à signaler à la milice locale l'installation de la caravane... Dans quelques heures, quand le nouveau quartier se serait constitué et vivrait au rythme de la cité comme s'il était là depuis toujours, Selan irait faire connaissance avec ses nouveaux voisins et partager avec eux quelques histoires autour d'un bon feu.
Selan adressa un remerciement silencieux à Szyl, qui lui permettait de continuer à rencontrer de nouvelles personnes et à entendre sans cesse de nouveaux récits, poursuivant ainsi par procuration ses voyages à travers Kor. Bien qu'il maudisse souvent et pleure même parfois sur le vieillard incapable de repartir sur les routes qu'il était devenu, Havre, la cité aux mille visages, rendait pour lui plus supportable la prison qu'était devenu son corps au fil des années.
Un sourire naquit soudain sur ses lèvres et sa mélancolie s'envola lorsqu'il remarqua parmi la foule bigarrée les visages bien connus d'enfants qui courraient en riant parmi les chariots, les bêtes, les tentes et les marchands mécontents de voir leurs marchandises répandues par terre par ces chenapans. Hors d'haleine, une quinzaine d'enfants arrivèrent en hurlant vers Selan, parmi lesquels plusieurs visages inconnus jusqu'alors. Encore aujourd'hui, il s'émerveillait de cette capacité qu'avaient les enfants de Havre à se lier d'amitié avec leurs nouveaux voisins, alors que les parents n'avaient pas encore fini de monter leur tente.
- « Grand père ! Grand père ! » crièrent les jeunes arrivants en se précipitant vers lui. Même si un seul d'entre eux pouvait réellement prétendre à cette parenté, Selan avait depuis longtemps été adopté comme grand père honoraire de tous les enfants du quartier...
- « Grand père, grand père, tu as vu qui voyageait avec la caravane qui vient d'arriver ?!? » demanda Kyrian, un solide gamin et un des meilleurs amis d'Eskyel, son petit fils, qu'il dépassait déjà d'une bonne tête bien qu'aucun d'eux n'ait encore fêté ses dix printemps.
- « C'est la compagnie des Gris Argents !!! » poursuivit-il immédiatement avant même que Selan ait pu manifester sa curiosité. « La compagnie de Ser Revald !!! Ils vont vers la place du Dragon. Il vient pour rencontrer Szyl lui-même il paraît !!! »
Selan connaissait bien sûr ce Ser Revald de réputation. Le seul nom du jeune paladin, héros de nombreuses chansons de ménestrels, suffisait à faire tomber en pamoison la moitié des jeunes femmes de l'Empire, et pouvait difficilement lui être inconnu. Il n'avait cependant jamais vu celui que les histoires décrivaient comme le plus noble chevalier qu'ait connu la noblesse Solyrienne depuis Kersyl le Téméraire ou Syrmian d'Asturienne. Maître d'armes émérite, second des paladins derrière Aldan le Preux, on disait qu'il ne cédait sur ce dernier que sur son talent au fléau. Mais malgré ses jeunes années, on attribuait à sa compagnie presque autant de dégâts dans les rangs du fatalisme qu'à la légion des chasseurs d'ombre.
Ce fut alors un concert de clameurs « Oh, grand père, si tu les avais vus !!! », « Leurs armures brillent comme le soleil !!! », « Et Ser Revald est si beau », « Et quand ils avancent, leurs lances sont parfaitement dressées et alignées », « Et leurs chevaux sont si forts et si nobles !!! », « Normal, ils montent tous des destriers Kariens !!! »
- « C'est quoi un détrié karien, grand père ? » demanda la jeune Cybelle provoquant un silence parmi ses jeunes compagnons ponctué de quelques rires.
- « Les destriers Kariens sont les chevaux les plus beaux, les plus nobles et les plus intelligents qui parcourent cette terre, petite Cybelle. On les appelle ainsi car ils vivent en vastes troupeaux sur la côte des chevauchées, dans les vastes plaines de Kar qui bordent l'océan, où ils parcourent chaque jour de nombreuses lieues. Ils sont trop sauvages et trop fiers pour que l'homme puisse les élever autrement qu'en leur laissant cette liberté. Chaque futur destrier doit donc être capturé, puis dressé. Ce dressage est incroyablement long et difficile, et il n'y a que quelques hommes au monde qui soient capables d'un tel exploit. Mais comme le tailleur de pierre fait naître de la pierre brute un fantastique joyau, ces dresseurs transforment ainsi ce fougueux animal en la plus formidable monture dont on puisse rêver. On dit qu'un peu du sang de Kroryn coule dans leurs veines et leur donne cette puissance et cette noblesse. J'étais encore jeune lorsque je suis allé en Kar pour voir de mes yeux ce dressage. J'ai assisté à leur course à travers les plaines dans le soleil couchant, et ce spectacle était si magnifique que j'en garde encore aujourd'hui un souvenir magique ».
Selan avait lentement distillé son récit, avec la force et la passion du talentueux conteur. Durant celui-ci les jeunes gens s'étaient instinctivement assis autour de lui comme pour boire ses paroles. Et alors qu'il prenait sa pipe en bouche pour en tirer lentement quelques bouffées, pendant encore quelques instants, derrière ces yeux pleins de rêves et ces bouches grandes ouvertes, les destriers Kariens continuèrent de parcourir les vastes étendues de l'imagination de ces jeunes esprits...
- « Whoah, ils doivent être rares alors !!! » demanda un des jeunes enfants que Selan voyait pour la première fois.
- « Très rares oui, mon garçon, et très chers aussi puisqu'une pleine poignée de dracs d'or ne saurait te suffire à acheter un destrier karien ! »
A l'évocation d'une telle fortune, les enfants laissèrent échapper quelques exclamations. Ils n'avaient pas grande connaissance de la valeur des choses, mais un drac d'or était pour eux censé permettre d'acheter la plupart des choses qu'ils sauraient citer... Une pleine poignée ?
- « Mais surtout, seuls les cavaliers les plus chevronnés peuvent monter des destriers aussi fougueux et aussi puissants. Ils n'ont rien de la docilité des chevalins ou même d'un simple cheval, et plus d'un homme en a fait la douloureuse expérience. Lorsqu'il ne respecte pas celui qui le monte, le destrier karien peut aisément se retourner contre le cavalier qu'il aurait mis à terre, et alors gare à lui ! Mais si l'homme sait imposer sa volonté à sa monture, celle-ci lui sera éternellement fidèle et ira jusqu'à se faire tuer pour son maître ! Les destriers kariens sont des chevaux de guerre, et ils ignorent la peur sur le champ de bataille. On en a même vu certains tuer des soldats pour protéger leur compagnon blessé ! »
- « Et les Gris Argents montent tous des destriers kariens ! C'est incroyable, ils sont plusieurs dizaines ! » s'exclama l'un des jeunes garçons.
- « C'est vrai, mais cela veut aussi dire que chacun de ces hommes est un excellent cavalier, et surtout un combattant d'élite. Les Gris Argents à ce que j'en ai entendu dire ne recrutent personne n'ayant pas prouvé de nombreuses fois sa valeur au combat ».
- « Dis grand père, comment on reconnaît le statut d'un combattant ??? » demanda la petite Rina, la dernière fille de Karel, un artisan ami de longue date de la famille.
- « Aux bracelets de force qu'il porte à son bras ! » répondit fièrement Kyrian.
- « C'est exact. Et plus ils sont imposants et riches, et plus le combattant s'est élevé dans sa caste, comme nous, voyageurs, ajoutons des passants à notre foulard lorsque nos pairs nous en jugent dignes. Comment étaient les bracelets des hommes que vous avez vus ? ».
- « Tous portaient des bracelets de métal aux poignets et un autre sur le haut de leur bras fort, ce qui veut dire qu'ils sont des combattants. Et une petite chaîne les relie, sauf pour celui de Ser Revald et de son compagnon qui en avaient trois, parce qu'ils sont maîtres d'arme ! » détailla doctement Kyrian.
- « Hé hé, je vois que tu n'as plus rien à apprendre sur les combattants, toi » s'exclama en riant Selan provoquant chez le jeune homme un brusque rougissement.
- « Et toi grand père, comme tu as quatre passants à ton foulard, ça veut dire que tu sais très bien te battre aussi, pas vrai ? » demanda un des plus jeunes membres de l'assemblée.
- « Non, pas du tout, car Szyl ne juge pas les voyageurs sur leur art du combat, comme le fait Kroryn pour ses serviteurs. Notre statut confirme notre expérience du voyage, notre connaissance de Kor et de ses dangers, et notre capacité à mener à bon port ceux qui nous accompagnent ».
- « Mais tu nous as souvent raconté des histoires où tu avais affronté des créatures avec ton arc ! Tu as combattu plein de bêtes sauvages, et tu es un grand archer, tu pourrais donc te battre aussi bien qu'un combattant ! »
- « Esmack, elle dit que l'arc, c'est pas pour se battre ! » s'interposa timidement Cybelle, sachant combien les avis de sa grande soeur prodige étaient appréciés de ses compagnons.
- « Oui, et elle a tout à fait raison. Lorsque Szyl donna, avec l'accord d'Heyra, l'arc aux voyageurs et leur en enseigna les secrets, c'était afin qu'ils puissent chasser et se protéger des dangers du voyage et des créatures hostiles à l'homme. Mais jamais nous ne devons tourner notre arc vers nos semblables ».
- « Mais si un combattant t'attaquait, comment tu ferais pour te défendre ? » demanda Eskyel.
- « Ah ah, je serai bien embêté, à mon âge... » répondit Selan provoquant les rires de son public.
- « Mais non, ne t'inquiète pas, cela n'arrive pas. Car vois tu, les combattants sont guidés par un grand sens de l'honneur, et ils ne se battent que contre ceux aptes à se mesurer à eux, même entre combattants ! ».
- « Mais si c'est un brigand qui t'attaquait ? » insista son petit fils.
- « Ah hélas, cela oui, cela peut arriver. Mais en général, nous voyageons rarement seuls, et lorsque nous le faisons, nous empruntons des sentes et chemins sur lesquels peu d'hommes pourraient nous surprendre. Cependant, si cela devait arriver... Hum, je vais vous montrer quelque chose... mais attention, ce sera un secret entre nous » chuchota mystérieusement le vieux voyageur. Puis joignant le geste à la parole, il se leva et rentra sous sa tente, laissant derrière lui une foule d'enfants impatients.
Ces derniers se perdaient en conjectures et échangeaient à mi-voix mille hypothèses lorsqu'il ressortit avec à la main une étoffe qui entourait un objet allongé. Il défit la cordelette qui la maintenait, révélant une épée rangée dans un fourreau de cuir d'un âge certain. Puis d'un geste sûr, il en fit jaillir la lame sous les yeux ébahis des enfants.
L'arme était, elle, apparemment en excellent état. Assez courte, et plus large que la moyenne, elle aurait pu être lourde si la lame n'avait été si fine. Elle semblait légère et maniable entre les mains du vieux voyageur.
- « Elle est à toi grand père ? » demanda le jeune Eskyel qui l'apercevait pour la première fois.
- « Et oui mon petit, mais je dois dire qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait pas quitté son fourreau. Donc, voilà ce que je portais autrefois pour me protéger des mauvaises rencontres. Et sans vouloir me vanter, je crois pouvoir dire que j'étais assez doué pour ce genre de choses » dit Selan avec un petit sourire nostalgique.
- « Comme elle est belle, et comme elle brille, et qu'est ce qu'elle est fine » disait doucement Rina, comme hypnotisée par les mouvements de l'arme et les reflets irisés que le soleil projetait sur la lame.
- « Toi, tu as l'oeil de ton père, petite fille. L'oeil de Kezyr ! Tu as raison petite Rina, c'est une épée tout à fait exceptionnelle. Comme tu l'as peut-être deviné, elle est en acier et non en fer ».
L'étonnement, puis l'excitation s'empara des jeunes spectateurs.
- « Mais comment tu as eu cette épée grand-père ? » demanda le jeune Kyrian qui semblait fasciné par celle-ci.
- « Oh, et bien c'est une très longue histoire. Disons juste qu'elle m'a été offerte par un très vieil ami » répondit d'un air lointain Selan, sachant parfaitement quelle serait la réaction du jeune public. Celle-ci ne se fit guère attendre...
- « Raconte nous ». « Oh, oui raconte nous grand père ! ». « Allez raconte, tu ne nous a jamais parlé de cette épée ! ». Chacun témoignait de son empressement, même ceux qui ne connaissaient le vieux voyageur que depuis quelques instants.
Selan fut obligé de lever les bras pour apaiser l'impatience de son auditoire. Lorsque le silence revint, il avait devant lui un public captivé et pendu à ses lèvres. Il éclaircit sa voix puis tira lentement une bouffée de sa pipe en levant les yeux au ciel comme s'il cherchait comment commencer son récit, mais dans le seul but de prolonger le suspense.
- « Et bien, cette épée m'a donc été offerte comme je vous le disais. Et pas par n'importe qui ! Par un combattant, un grand combattant. Un des plus fervents serviteurs de Kroryn, maître d'armes de sa caste et également élu du feu » commença Selan provoquant un étonnement général chez les jeunes enfants assis autour de lui.
- « Et pour ne rien vous cacher, cet homme était un de mes plus anciens amis, et c'est également lui qui m'avait appris à manier cette arme ».
- « Tu as reçu l'enseignement d'un combattant grand-père ? » s'exclama le jeune Kyrian, bien plus en verve aujourd'hui qu'à l'accoutumée nota Selan qui hocha la tête pour confirmer ses dires.
- « Mais alors, tu saurais te battre aussi bien qu'un combattant ? » demanda Eskyel, qui découvrait là toute une partie de la vie de son grand-père qu'il ignorait jusqu'alors.
- « Non, Eskyel, ne t'y trompe pas. J'ai appris avec lui à manier l'épée jusqu'à y exceller, mais cela n'est pas comparable avec l'enseignement que reçoivent les serviteurs de Kroryn. La caste n'enseigne qu'aux siens l'art et l'esprit du combat, ainsi que les bottes et les techniques qui ont traversé les âges. Je suis doué à l'épée, mais le premier spadassin venu saurait me remettre à ma place, et sans difficulté ! » répondit modestement Selan.
Cependant devant l'air déçu de son petit-fils, il poursuivit : « Mais quelle importance, puisque jamais nous n'affrontons de combattants, n'est-ce pas ? Mais un brigand, alors là, je te lui aurais botté les fesses sans aucun problème ». Les enfants rirent de bon coeur.
Timidement, Kyrian osa la question que Selan guettait : « Dis grand père, comment on devient combattant ? Je veux dire, est ce que moi je pourrais ??? »
Selan prit un air faussement évaluateur. « Hum, tu es solide et bien bâti, et tu n'es pas le dernier pour la bagarre à ce que je sais ». Kyrian rougit et sourit en baissant les yeux.
- « Mais surtout tu es courageux, tu as bon coeur, et tu es un ami fidèle. Or, un noble coeur est aussi important qu'un bras solide pour faire un bon combattant ! ». Puis prenant le temps de réflexion la pipe à la bouche... « Oui, je crois pour ma part que tu ferais un très bon combattant ! Et si c'est vraiment ce que tu veux, nous en parlerons à ton père, et dans un an ou deux, tu seras assez grand pour tenter les épreuves ! »
Les yeux de Kyrian brillaient d'émotion et de fierté, et il ne réussit qu'à silencieusement acquiescer à la proposition du vieil homme. Tapant sur l'épaule de son ami en souriant, Eskyel eut un large sourire puis, soucieux de détourner la pesante attention de ses compagnons, il interpella son grand-père : « Bon, mais tu ne nous as toujours pas raconté l'histoire de cet ami combattant ! »
Selan sourit devant le geste de son petit-fils. Tous les regards étaient désormais de nouveau posés sur lui...
- « C'est exact. Et pour cela, il faut donc que je vous raconte une très ancienne histoire ! D'abord, sachez que Dorian et moi - Dorian, c'est le nom de mon ami - étions, enfants, inséparables. Nous avions à peine votre âge. Puis, nous avons pris des chemins différents. J'ai quitté la ville pour faire mon apprentissage du voyage auprès de mon maître, et pendant de longues années je n'eus pas de nouvelles de Dorian ».
- « Puis les dragons ont voulu que nos routes se croisent de nouveau. C'était à Loubel, non loin de Férune. J'étais un tout jeune pisteur, et je faisais route vers le sud, car j'avais à l'esprit de me joindre à une caravane pour entreprendre la traversée du désert Zûl ! »
L'ambition du projet fut accueillie avec de nombreuses exclamations de la part des enfants.
- « Quelle ne fût donc pas ma surprise de retrouver là, à des centaines de lieues de chez nous, attablé dans une taverne, Dorian, mon ami d'enfance. Malgré les années passées, nous nous sommes reconnus immédiatement, et avons sauté dans les bras l'un de l'autre. Puis, toute la nuit, nous avons parlé des années qui s'étaient écoulées, l'amitié entre nous intacte comme autrefois ».
Selan remarqua du coin de l'oeil le regard et le sourire échangés entre Eskyel et Kyrian. Eux aussi prendraient bientôt des chemins séparés, et le récit de leur grand-père soulageait leurs inquiétudes muettes face à cet avenir.
- « Au matin, alors que nous marchions le long de l'Odieux et que je lui parlais de mes projets, Dorian me dit : « Oublie tout ça, et viens avec moi ! Je ne sais si c'est Szyl ou Kroryn qui t'a mis sur ma route, mais c'est un signe, il ne peut en être autrement ! ». Il m'expliqua alors qu'il cherchait justement quelqu'un en qui il puisse avoir toute confiance pour partir avec lui à la recherche d'une précieuse relique ! »
- « Une relique, grand père ? Une écaille, comme dans les légendes ??? »
- « Précisément ! Dorian avait eu connaissance de l'emplacement d'une écaille ! Comment, il refusa toujours de me le dire ! Mais finalement, il finit par me convaincre de partir avec lui dans cette folle aventure ! »
- « Mais c'était quoi cette écaille grand père » s'impatientaient les enfants.
- « J'y arrive, j'y arrive » riait Selan, ménageant ses effets. « Et bien, il s'agissait d'un des légendaires fragments de Yhunn ! »
- « Yhunn, le grand maître des combattants des histoires ? Celui qui fût presque l'égal de Kroryn ? » s'enquit Kyrian décidément très au fait de son sujet.
- « Et oui, précisément ! Et bien, les légendes racontent qu'il y a bien longtemps de cela, Kroryn mit par écrit l'ensemble de son savoir sur l'art du combat, sur d'innombrables supports. Et s'ils portent le nom de Yhunn, c'est parce qu'on raconte que lui seul aurait réussi à retrouver tous ces fragments et à lire l'ensemble de l'oeuvre de Kroryn, parvenant ainsi peut-être à approcher, sinon à égaler, la connaissance du Grand Dragon du feu ! Mais on raconte aussi que quiconque lit même ne serait-ce qu'un seul de ces fragments, partage une partie du savoir de Kroryn, et c'est déjà immense ».
Selan fit une petite pause dans son récit, laissant les enfants appréhender l'étendue de l'importance de cet objet et échanger entre eux quelques commentaires.
- « Et voilà donc comment nous nous sommes retrouvés tous deux à arpenter Kor à la recherche de cette écaille. Ce périple dura presque une année. Il nous mena de Lobel jusque dans les montagnes les plus reculées de Kern, en passant par Yris et la cité de Brorne. Et chaque jour, Dorian m'enseignait comment manier l'épée, et moi, je lui apprenais comment toujours retrouver sa route et survivre sur les chemins de Kor. Cela nous fût bien utile, croyez moi lorsque nous fûmes confrontés aux pillards des montagnes ! Ah, quelles folles aventures nous avons vécues là ! »
Selan étouffa un bâillement. La fatigue l'avait envahi sans qu'il y prenne garde, mais elle était maintenant omniprésente. Encore une fois, il maudit silencieusement son âge. « Mes enfants, je suis hélas trop fatigué pour vous conter tout cela en détail aujourd'hui ! »
La déception apparût sur tous les visages. « Grand-père, dis nous au moins si vous avez trouvé l'écaille !!! » implora Kyrian.
- « Eh eh... Bien sûr » répondit Selan, prenant sur lui-même. « Et bien, hélas non mon petit. Apparemment les informations qu'avait Dorian ne menaient nulle part ».
La déception s'accentua encore sur le visage du jeune homme.
- « Et oui. Tout comme toi, nous fûmes affreusement déçus de ne rien trouver au bout de notre périple. Nous avions passé un an à arpenter les routes, avions failli mourir plusieurs fois, tout cela pour rien ! » s'exclama Selan.
- « Mais la déception nous a vite quittés, car à la réflexion, cette aventure avait été pour nous la meilleure chose de notre vie. Nous avions forgé la plus solide des amitiés, vu mille choses inconnues, appris tant l'un de l'autre ; comment pouvions nous avoir le moindre regret ? J'ai alors compris la leçon la plus essentielle du voyageur, petit Kyrian : Ce n'est pas ce qui est au bout du chemin qui est important, c'est le voyage, la façon dont tu parcours celui-ci ! ».
Selan sût qu'il avait trouvé les mots justes lorsque la déception laissa la place à un large sourire sur le visage des enfants assis autour de lui. Qu'ils soient ou non fils ou fille de voyageur, tous les enfants de Havre partageaient cet amour du voyage, tous étaient un peu les enfants de Szyl.
- « Pour conclure cette histoire, sachez que Dorian et moi avons pris de nouveau des chemins différents peu après cette aventure. Mais cette fois, nous nous sommes promis de nous revoir, et comme douze ans avaient passé avant nos retrouvailles, nous avons décidé de nous fixer de nouveau rendez-vous dans douze ans, au même endroit, dans cette taverne de Lobel ».
- « Et douze ans plus tard, Dorian était bien là, fidèle à sa parole. Et avec lui, il avait apporté cette épée, en souvenir et en remerciement de ce qu'il considérait comme la plus grande aventure de sa vie. Je lui demandais bien sûr s'il parcourait toujours le monde à la recherche des fragments de Yhunn, et il me répondit alors que la sagesse et l'enseignement de Kroryn, il les avait finalement trouvés en lui-même, et que cette quête était bien plus belle encore ! ».
Avec lenteur, Selan se leva, marquant la fin de son récit. Les enfants, enchantés par son histoire sautèrent sur leurs pieds et vinrent embrasser et serrer dans leur bras le vieux voyageur avant de partir en courant dans un déchaînement de cris joyeux. Selan avait remarqué que Kyrian l'avait serré dans ses bras plus fort et plus longtemps qu'à l'accoutumée...
Malgré la fatigue et ses muscles endoloris, c'est avec un sourire aux lèvres qu'il pénétra dans sa tente pour se diriger vers son lit. Son regard se porta sur l'épée qui n'avait pas quitté sa main. Avec prudence tout d'abord, puis reprenant peu à peu confiance, avec de plus en plus de vitesse, il fit quelques habiles moulinets avec celle-ci. Il avait vraiment eu un excellent professeur !
Il repensa alors à sa dernière rencontre avec Dorian. Celle dont il avait omis de parler, celle qui les avait réunis de nouveau, au même endroit, après que douze autres années se furent encore écoulées. Selan commençait déjà à être vieux pour parcourir les routes, et si sa solide constitution l'avait bien préservé, l'âge le marquait chaque année davantage, annonçant que viendrait bientôt la fin de ses voyages.
Mais il ne remarqua rien de tel chez le solide maître d'armes qui l'accueillit ce jour-là dans la taverne de Lobel. Dorian avait vieilli bien sûr, mais l'âge semblait l'avoir épargné. Nulle faiblesse dans son bras, nulle fatigue dans ses jambes... On prêtait aux fragments de Yhunn certains pouvoirs...
Selan n'avait pas posé la question, Dorian n'avait pas abordé le sujet, mais d'une façon certaine, tous deux savaient que l'autre savait également, ils n'avaient besoin de rien de plus. Ils avaient ri, ils avaient parlé deux jours durant, leur amitié toujours intacte malgré le temps, malgré tout ce qu'ils avaient vécu.
Cette fois, aucun d'eux ne proposa de se revoir dans douze ans. Mais leur dernière étreinte fut sans aucun regret, tous deux goûtaient la chance qu'ils avaient eu de se revoir encore une fois, d'avoir une vie bien remplie et de partager une amitié si profonde.
Bien sûr, Selan aurait pu raconter aux enfants la vraie fin de cette histoire, mais à leur âge, ils n'en auraient retenu que l'amertume. Il est des choses que l'on accepte et que l'on goûte à leur vraie valeur que lorsque vient le crépuscule de sa vie. Et puis, ils avaient davantage besoin des belles leçons qu'un vieil homme pouvaient leur enseigner, que de se mettre en tête de partir sur les routes à la recherche d'écailles légendaires. L'idée leur viendrait bien assez vite comme cela...
Allongé sur son vieux lit, avant de céder au sommeil, Selan adressa une silencieuse prière en remerciement à Szyl qui veillait sur tous les habitants de Havre. Il le remercia pour cette nouvelle journée de joie et de partage. Sa vie se terminait peut-être... Peut-être même ne s'éveillerait-il pas tout à l'heure de cette sieste, mais peu importait le bout de la route, chaque jour, il en goûtait le chemin !
A SUIVRE...
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Bruno © Prophezine 2004