Prophezine #2
Autour de Kor
La Boîte à Musique
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La rudesse de l'hiver était désormais loin et, en cette fin de printemps, l'éternel campement qu'était la capitale draconique de Havre était redevenu un lieu très agréable à vivre.
Dans une vaste tente partiellement construite en briques, le vénérable Selan, âgé de plus de soixante dix cycles blancs se remettait difficilement d'une mauvaise toux qui l'avait poussé à s'aliter une partie de l'hiver. Il avait encore le souffle court mais ses jambes le portaient à nouveau et, pour un voyageur, c'était l'essentiel. Cela faisait déjà plus d'une heure que dans la pénombre il écoutait la musique endiablée provenant de l'extérieur.
Il y avait de l'activité dans le quartier ce soir, mais comme toutes les avant-veilles du cycle du soleil il n'avait pas le cœur à festoyer. Il savait qu'il serait tranquille ce soir, les enfants seraient trop occupés à s'amuser pour fêter la naissance du troisième garçon d'Archon, un jeune voyageur qu'il avait bercé enfant. Cette cruelle ironie faisait sourire Selan. Il avait connu bon nombre de voyageurs de Havre enfants, beaucoup étaient passés entre ses mains mais lui, il n'avait jamais pu choyer plus d'un seul enfant dans son propre foyer.
Mélancolique, Selan avait le regard fixé sur sa cheminée. Elle lui apportait la chaleur qui lui manquait parfois dans cette grande tente familiale où ne vivaient plus que son fils, sa bru et son petit-fils Eskyel.
Comme à l'accoutumée en ce jour des vents du cycle de Moryagorn, il avait sorti d’un coffret les objets qui le faisaient replonger dans de douloureux souvenirs. Il les regardait, les caressait, espérant secrètement qu'un jour il se réveillerait en se rendant compte que tout ceci n'était en fait qu'un très long rêve mais chaque année, il devait se rendre à l'évidence, il devrait vivre avec ces souvenirs, aussi douloureux soient ils.
Plongé dans ses pensées, il n'entendit pas Eskyel entrer discrètement dans la tente. S'approchant de son grand-père, le jeune garçon ne put s'empêcher d'observer l'étrange petite boite ciselée posée sur la massive table de bois où son grand-père semblait s'être assoupi.
Sans que Selan ne s'en rende compte, Eskyel saisit la petite boîte et l'observa de plus prés. Sa surface de bois finement ciselée avec une précision spectaculaire était splendide. Seul un petit poussoir métallique semblait sortir de l'ordinaire. Irrésistiblement poussé par sa curiosité, il ne put s'empêcher d'appuyer dessus. Dans un déclic rapide, la boîte s'ouvrit et une douce mélodie cristalline se fit entendre.
Eskyel n'avait jamais entendu de musique aussi belle. Les notes aussi claires que de l'eau de source semblaient s'envoler et emplir la tente d'une envoûtante mélopée propice aux rêves et aux voyages imaginaires. Un sourire béat apparut sur le visage de l'enfant.
Sursautant brusquement, Selan arracha la boîte des mains d'Eskyel et la ferma violemment. La douce mélodie cessa immédiatement. Le sourire de son petit fils se mua en une expression de surprise mêlée de crainte.
- Par les foudres de Szyl ! Qui t’a autorisé à prendre cette boîte à musique ?
Eskyel, fit un pas en arrière, terrifié par l’accès de colère de son grand-père.
- Mais je ne voulais pas grand-père. Tu semblais dormir.
Etant au bord des larmes le garçon marmonna " Excuse-moi grand-père. " qui fit décroître la colère du vieillard aussi vite qu'elle était apparue.
- Non mon petit, c'est à moi de m'excuser. Je n'ai pas à passer mon amertume et mon chagrin sur toi.
- Dis grand-père. Où as-tu trouvé cette petite boîte ? Je n'en ai jamais vu de telles.
Esquissant un bref sourire, le vénérable se rassit confortablement dans son fauteuil et fixa la petite boîte de bois.
- Avant de te dire comment j'ai pu acquérir cette petite merveille, il me faut te raconter pourquoi un tel trésor de perfection a été créé et surtout pour qui.
Le jeune Eskyel saisit alors un large coussin douillet en fourrure de Skaërd et s'adossa contre la large cheminée de pierre. Tout en commençant son récit, Selan se tourna face à l'âtre, prit le tisonnier et entreprit de remuer les braises.
- C'était il y a bien longtemps, ici même à Havre, durant la nuit sans augure qui terminait le cycle de Moryagorn, c'est-à-dire une nuit comme celle de demain, que naquit bien malheureusement une fillette nommée Lysandra. Personne n'avait, semble-t-il, pu empêcher sa venue au monde, pas même les Prodiges ou le vieux Yarnon, notre apothicaire. Aucune potion n'avait pu retenir cette petite une nuit de plus. Son destin fut donc de naître une nuit sans augure, une nuit de malédiction.
- Elle est morte ? demanda Eskyel.
- Non, bien au contraire, elle fut des plus vigoureuses et ses parents se réjouirent de voir leur fillette en aussi bonne santé les premières années de sa vie. Mais ce bonheur ne devait pas durer plus de quelques cycles. Le bébé devint une fillette introvertie au caractère assez difficile.
- C'est-à-dire ?
- Lysandra passait des jours dans un mutisme total puis soudainement, elle devenait agressive voir même violente avec ses proches. Ses parents ne savaient que faire. Rapidement la rumeur d'une malédiction se fit entendre dans le campement et les circonstances de sa naissance revinrent à la charge au sein de la communauté de Havre.
- Pourquoi est-ce aussi mal vu de naître une nuit sans augure grand-père ?
- On dit que Kalimsshar règne sur ces nuits. Il n'y a pas d'augure, donc pas de repère pour les hommes. De plus, ces nuits sont les plus sombres de l'année car les lunes sont absentes. Ce qui fait que naître durant l'une de ces nuits est un signe de malheur. Et pour cette pauvre Lysandra, cela se confirma de plus en plus au fil des ans.
Selan, la gorge sèche, fit une pause de quelques instants afin de se désaltérer. Puis, la larme à l'oeil, il continua sont récit.
- Alors que Lysandra avait dix ans, les crises de violence devinrent de plus en plus difficiles à gérer. Ce fut à ce moment là que je rencontrais le seigneur Trafarel. C'était un maître Artisan et un élu du métal. Son aptitude à écouter le chant des pierres était un don extrêmement rare.
- Qu'est ce que cela veut dire ? Les pierres ne chantent pas.
- Elles ne chantent pas pour nous, mais pour un artisan élémentaire, leur chant peut devenir une plainte ou une mélodie envoûtante. Ces hommes sont capables de modeler la matière minérale, de la plier à leur volonté comme pourrait le faire un dragon de Brorne.
Les yeux d'Eskyel s'écarquillèrent.
- Ce fut de cet étranger que vint le salut de Lysandra et de ses parents. Entendant les cris de la fillette, ce Citoyen de haut rang demanda à entrer dans la tente de cette famille et proposa son aide pour calmer la fillette en rage. Au premier abord les parents de Lysandra prirent cette proposition pour une incursion au sein de leur famille et ils refusèrent son aide. Mais faisant fi de leur refus, l'artisan prit un morceau de cristal de roche et le fit vibrer. Un son pur et clair emplit la tente et les hurlements de la fillette cessèrent. Elle semblait intriguée par ce son si parfait et s'était tue. Le Maître Trafarel leur montra ainsi ce qu'il était capable de faire et ce fut tout naturellement qu'ils acceptèrent son aide.
- C'est donc lui qui a fabriqué cette boîte ?
- Oui mon petit fils, c'est ce maître artisan d'exception qui créa cette merveille. Cela lui prit plus de deux augures complets de travail. J'ai eu le plaisir de l'observer des jours entiers à tailler divers cristaux et pierres précieuses, les manipulant sans outils, les modelant comme on le ferait avec une statuette de glaise. Il passait des heures à les faire vibrer pour obtenir la note qu'il souhaitait. Il y mit toutes ses connaissances et son talent pour que la magie du monde fasse de cette petite boîte à musique un objet légendaire.
- Il la leur offrit lors d'une veillée. Je me rappelle encore que, ce soir là, les parents de Lysandra en avaient pleuré de joie. Car en fin de compte, cette boîte à musique était pour eux bien plus qu'un cadeau somptueux, c'était le seul rempart à la folie de Lysandra. Dès que la colère l'emplissait, seule la musique de cette petite boîte pouvait la ramener au calme. Elle restait des heures à écouter cette mélodie aussi pure et claire que les gouttes de la pluie ou le chant du vent. La vie redevenait agréable pour la petite mais aussi pour son entourage.
- Pourquoi as-tu cette boîte maintenant grand-père ? Où est Lysandra ?
Baissant la tête, Selan déglutit difficilement.
- Le bonheur de cette famille fut de courte durée Eskyel : à peine une année. Par une nuit de tempête, lors d'une crise des plus violentes, Lysandra s'enfuit sous la pluie. Son père prenant la boîte à musique avec lui, tenta de la rattraper mais, la tempête était tellement forte qu'il lui fut impossible de suivre les traces de l'adolescente. Le lendemain matin, Havre fut réveillée par les bruits d'une troupe en arme.
- Des soldats ? demanda Eskyel qui trépignait sur son coussin.
- Oui. Un contingent de Protecteurs, qui avait patrouillé au nord de notre empire, arrivait en ville. Il avait campé non loin la veille au soir, incapable de continuer sa progression jusqu'à nous. Lorsque le père de Lysandra arriva près des soldats, il ne put s'empêcher de hurler. Les protecteurs ramenaient le corps sans vie de sa fille unique. Le capitaine en charge de l'escouade s'isola avec le père de la fillette et lui expliqua qu'elle avait été repérée au cours de la nuit par une de leurs sentinelles et qu'au moment d'être rejointe, elle avait attaqué le jeune protecteur. Celui-ci, terrifié par les cris de l'enfant, avait utilisé son arme pour se défendre, pensant être attaqué par une créature sauvage. Cette nouvelle effondra la famille de Lysandra qui décida d'ensevelir le corps de leur fille sous un tertre de pierres non loin de Havre dit-on. C'est le père de la fillette qui me donna cette boîte à musique. Il ne supportait plus l'idée de l'avoir à ses côtés.
- Cette histoire eut lieu bien avant que ton papa ne vienne au monde Eskyel. Et demain Lysandra aurait dû fêter ses cinquante ans. Plus personne n'entendit parler des parents de Lysandra. Parfois, lorsque la tempête gronde, je fais résonner la musique de cette petite boîte, espérant que la fureur des éléments se calme en entendant cette douce mélodie.
- C'est triste comme histoire grand-père, je comprends pourquoi tu sembles si fatigué depuis hier, tu repenses à tout ça, n'est ce pas ?
Tu as raison mon petit, chaque année j'y repense, mais tu n'as pas besoin de partager cette morosité avec un vieillard comme moi. Allez ! File t'amuser avec tes amis, laisse-moi me reposer maintenant.
Eskyel s'exécuta non sans avoir embrassé son grand-père avec tendresse.
Les bruits de la fête résonnaient encore dans le lointain et, du promontoire rocheux où se trouvait Selan, il pouvait voir les lumières dansantes dans le vaste campement. Le vent soufflait doucement en cette nuit et, une fleur à la main, Selan se recueillait sur une minuscule stèle gravée de runes. Des larmes coulaient le long de ses joues à la barbe broussailleuse.
- Ma douce Lysandra. Je n'ai pas pu tout dire à Eskyel. Pardonne-moi de te cacher ainsi à leurs yeux et à leur coeur. Un jour peut être, mon fils et mon petit-fils sauront que tu a été mon premier enfant... Un jour peut être...
Alors que le vieillard pleurait comme un enfant, une douce mélodie cristalline s'échappa de la petite boîte à musique et partit au fil du vent.
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Sylas © Prophezine 2004